mercredi 30 mars 2016

Baudelaire et le Progrès


Depuis longtemps déjà, je soutiens cette idée que le Progrès est une grande course dont le but est de grimper au plus haut d'une montagne, comme d'un podium à la première place duquel se hisser. Mais vous êtes-vous déjà posés cette question cruciale : si cette montagne avait un sommet défini, comment le définirait-on et qu'y aurait-il à voir en aval de l'autre côté quand on l'aurait atteint ? La question a beau se décliner de mille façons différentes à chaque fois que j'emprunte ce bon vieux chemin de pensée au cours duquel elle se forme, la réponse est toujours la même à mon esprit : le sommet de cette montagne serait le point de non-retour et c'est le déclin qu'on verrait en aval de l'autre côté. Voilà comment le spectre du Progrès, venu depuis des siècles nous hanter, nous accule au plus haut de ce grand podium afin que, quoi qu'on veuille faire en vue de redresser la pente du déclin une fois parvenus à un tel sommet, l'on ne puisse plus faire que la descendre, et ce malgré ces efforts faits pour arriver le moins vite possible à la fin du compte à rebours fatal. Mais si, dans l'Histoire, certains mirent déjà en garde contre l'idée du Progrès comme une chose à soutenir et à accomplir en actes sans réserve, il en est un qui l'a fait si brillamment qu'il serait lui manquer d'honneur de m'étendre ici davantage. Alors, place à ce grand poète du monde moderne avec l'un de ses écrits publié dans 'Curiosités esthétiques' et répondant à l’Exposition universelle de 1855 (grande fête organisée par le régime impérial pour célébrer sa modernité), j'ai nommé Charles Baudelaire.

" Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. — Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?

Transportée dans l’ordre de l’imagination, l’idée du progrès (il y a eu des audacieux et des enragés de logique qui ont tenté de le faire) se dresse avec une absurdité gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu’à l’épouvantable. La thèse n’est plus soutenable. Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent du sophisme et l’affrontent avec imperturbabilité. "

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